•  Lire Lolita à Téhéran – Azar Nafisi

    2003 - Éditions Plon – 10/18

    En 3 mots…

    Littérature, liberté, femmes

    Impressions de lecture…

              Lolita de Nabokov est un de mes livres préférés, le titre a donc immédiatement attiré mon attention. Et en tant que féministe et amoureuse de la littérature, l’histoire de ce groupe de femmes - réuni clandestinement autour de l’auteur elle-même, dans son salon, pendant la révolution islamique en Iran, pour lire de grandes œuvres occidentales – a éveillé mon intérêt. L’avis de Margaret Atwood, cité en quatrième de couverture, a fini de me décider : « Un livre captivant. Il explore avec ferveur et conviction le pacte tacite existant entre l’écrivain, le livre et le lecteur. Tous les lecteurs devraient lire ce livre ». Chose curieuse, quand j’ai acheté puis lu ce livre, je n’avais pas vraiment fait attention au nom de Margaret Atwood (dont je n’avais encore rien lu) et, hasard des pérégrinations et envie de lectures, après avoir terminé cet ouvrage de Nafisi, j’ai plongé dans La Servante écarlate d’Atwood. Et bien sûr, on ne peut s’empêcher de voir des résonnances entre les deux œuvres, notamment la description des sensations qu’on peut avoir quand on sort voilée, la contrainte physique de ne rien laisser dépasser, la négation du corps, le fait d’être ramené à un regard, la réduction du champs visuel…

                Je reviens sur le livre d’Azar Nafisi. L’œuvre est inclassable : ni roman, ni reportage, il est à mi-chemin entre les deux. Azar Nafisi y raconte son expérience de professeur de littérature anglo-saxonne à l’université de Téhéran, puis chez elle quand elle se retrouve obligée de démissionner et qu’elle organise dans son salon des séminaires avec certaines de ces étudiantes. Le livre est donc le témoignage d’une intellectuelle dans un monde en guerre, où les libertés individuelles, notamment celle des femmes, se réduisent comme peau de chagrin. Mais il se rapproche du roman, car l’auteur a été obligée d’injecter une certaine dose de fiction. Comme elle l’indique dans une note préliminaire, pour des raisons de sécurité, pour protéger les gens concernés, elle a dû changer leurs noms et « certains traits des personnages et des évènements décrits dans ce récit ont été déformés ».

              Bien que le livre m’ait déçue, ce fût pour moi une lecture très instructive. Je n’y ai pas trouvé ce que le titre et la quatrième de couverture m’avaient laissé présager et j’ai donc eu tout le long un goût de promesses non tenues. J’avais imaginé comment à travers les œuvres d’écrivains que j’affectionne moi-même énormément : Nabokov, Fitzgerald … (elle traite aussi d’Austen et de James), l’auteur nous montrerait le pouvoir de la littérature. Qu’elle resterait bien plus collé à l’analyse littéraire pour nous raconter ce qu’une lectrice de Téhéran, oppressée par les interdits pouvait ressentir et penser à la lecture de ces œuvres très mal vues par le pouvoir politique en place. Comment certains auteurs ont déjà en leur temps bravé la censure, comment les livres et l’imaginaire peuvent préserver des espaces de liberté. J’y ai trouvé cela, dans une certaine mesure (Mention spéciale à l’épisode du procès de Gatsby le Magnifique que Nafisi organise dans sa classe (à partir de la p.173)), mais l’auteur raconte surtout des éléments de sa vie personnelle et de celles de ses étudiantes. Comment elle a vécu la guerre, les bombardements, comment ces femmes et elles même ont vécu l’oppression et ont tenté de résister face à elle, en laissant par exemple dépasser une mèche de cheveux de leur voile, au péril de leur vie, dans un pays où tout geste était alors interprété comme « politique ». Elle nous montre ce que c’est de vivre dans un pays où la liberté d’expression est muselée, où l’on est surveillé, où la censure règne, en cela cette lecture m’a rappelé certains passage de Kundera. Pour nous occidentaux de ma génération, vivant en France, nous avons du mal à nous rendre compte de ça, c’est quelque chose que nous n’avons pas connu. Pas dans une telle mesure… car on aurait tort de penser que nous ne vivons dans une société où la censure n’existe pas et où les citoyens ne sont pas fichés, fliqués, rangés dans des cases (ne serait-ce qu’au nom des intérêts commerciaux), mais c’est un autre débat.

              La question des générations est d’ailleurs un thème important qu’Azar Nafisi traite dans son œuvre. Car elle, elle fait partie d’une génération de femme qui a connu le pays autrement, qui a perdu des libertés, qui mesure donc cette perte et la différence entre la vie actuelle et la vie d’avant, «  Nous avions des souvenirs, des images de ce qui nous avait été pris. Ces jeunes femmes n’avaient rien. Leur mémoire était celle d’un désir qu’elles ne pouvaient exprimer, de quelque chose qu’elle n’avait jamais eu. » p.115. Livre instructif et touchant donc dans le témoignage qu’il délivre sur une période particulière de l’histoire iranienne, plusieurs passages m’ont marqués. Mais je n’ai pas particulièrement apprécié le style, régulièrement j’ai du m’accrocher pour ne pas abandonner la lecture. Et j’ai été fâchée par le côté racoleur du titre, qui est aussi celui du premier chapitre, les autres chapitre portant tous le nom d’un auteur, jusqu’à l’épilogue. J’ai trouvé que cette construction était plutôt artificielle et ne convenait pas au propos. Donc oui, le côté racoleur du titre, on prend une œuvre sulfureuse (de loin la plus sulfureuse de celles traitée par Nafisi) et on l’accole à Téhéran (et donc à ce que la ville charrie dans les imaginaires collectifs, aidé par la couverture sur laquelle deux femmes voilées s’embrasse en souriant) pour créer un oxymore (jeu des contrastes oxymorique aussi sur le visuel de couverture voile/sourire et sensualité du touché et femmes voilée/ femme visage nue qui regarde droit dans l’objectif), une provocation. Provoc soulignée par le premier mot : l’emploi d’un verbe du premier groupe, vecteur dynamique (je lis, j’accomplie une action, c’est une forme de libération, de résistance, de lutte. Je lis, je pense, j’écris etc…). À noter que le titre français colle au titre original : Reading Lolita in Tehran (car Azar Nafisi a écrit le livre en anglais, elle est d’ailleurs citoyenne américaine depuis 2008 et vis aux Etats-Unis). Tout ça et le fait que ce titre soit trompeur par rapport au contenu, a sonné très « marketing » pour moi, ce qui m’a dérangé.

     

    Une phrase…

     

     «  Les moments décisifs de notre vie semblent incroyablement soudains, brutaux, comme s’ils sortaient tout droit de nulle part » p.246

     

     

      Un passage…

     

    « Ils nous fouillèrent de la tête aux pieds, et de toutes les atteintes d’ordre sexuel dont j’ai fait l’objet, celle-ci fut la pire. Une gardienne de la révolution me dit de lever les bras, plus haut, encore plus haut, répétait-elle en palpant méticuleusement chaque centimètre carré de mon corps. Elle me reprocha de ne presque rien porter sous la robe. Je lui répondis que la façon dont je m’habillais sous la robe ne la regardait pas. Elle prit un mouchoir en papier et m’ordonna d’enlever les cochonneries sur mes joues. Elle se mit alors à frotter mon visage, et comme elle n’obtenait pas le résultat attendu, puisque je ne m’étais effectivement pas maquillée, elle frotta encore plus fort. J’avais l’impression qu’elle voulait m’arracher la peau.

     

    Le visage en feu, je me sentais sale, j’avais l’impression que mon corps n’était qu’un tee-shirt souillé de sueur qu’il fallait que j’enlève. C’est alors que m’est venue l’idée de ce jeu. Je décidai de rendre mon corps invisible. Les mains brutales de cette femme étaient des rayons X qui ne laissaient intacte que la surface et rendaient l’intérieur invisible. Quand elle eut fini de m’inspecter, j’étais devenue aussi légère que le vent, un être sans chair, sans os. » p.235-236

     


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  •   Karoo – Steve Tesich

    1998 (paru après la mort de l’auteur en 1996) - Éditions Point

    En 3 mots…

    Soi, oreille, néant

     

    Impressions de lecture…

               Ce roman est une totale réussite ! C’est un livre terriblement enthousiasmant ! Plein de pertinence et d’impertinence. L’auteur réussi avec talent à marier humour et tragédie. Mais plus que cela en vérité, il nous livre une œuvre d’une richesse formidable, qui mêle la trajectoire personnelle d’un homme, Saul Karoo, et la dimension mythologique d’un destin, la scanographie d’une époque, de notre société et ses travers (la consommation, le matérialisme, le souci du paraître, le jeunisme, l’empire du vide etc.) et un voyage fantastique, symbolique, dans la psyché humaine. J’y ai vu et savouré tout cela mais le livre est impossible à réduire, il ne rentre dans aucune case et déborde du cadre. Je vais quand même essayer de jeter ici mes impressions et bribes d’analyse avec l’espoir affiché (revendiqué !) de vous transmettre mon enthousiasme.

              Commençons par la couverture, elle aussi diablement enthousiasmante ! (ce sera le maître mot de ce billet ! non, promis, je vais me creuser la cervelle pour éviter d’en abuser). Cette couverture, déjà, crée la curiosité et le désir tout en étant en adéquation avec l’œuvre (ce dont on ne peut se rendre compte que quand on a terminé le livre bien évidemment et qui devrait être l’objectif de toutes les couvertures). Ce qui attire l’œil en premier, bien sûr, c’est sa couleur : dorée-bronze miroitant. Puis le titre : le nom du héros en lettres majuscules noires tellement énormes qu’elles ne peuvent tenir sur une seule ligne, le nom se découpe en deux syllabes très graphiques et qui sonnent presque comme un cri : KA-ROO. Sous ce cri, cet appel, deux hommes sans têtes – mais avec cravates – ont l’air de se battre. Pas de visage sur cette couverture ? Pas vraiment… Si vous inclinez le livre face à vous, vous apercevrez votre reflet un peu flou. Je n’en dirai pas plus, le procédé est assez frappant…

              L’histoire commence sur un élément que j’ai envie de qualifier de semi-fantastique ( je parle ici du genre fantastique ; l’irruption du surnaturel dans la réalité, entraînant une hésitation entre le possible et l’impossible), semi-symbolique (et oui, je vous l’ai dit : Karoo est inclassable) : le héros peut boire autant d’alcool qu’il veut, même dans des quantités affolantes, sans en ressentir le moindre effet. Il ne connaît plus l’ivresse. Le reste du récit ne bascule pas dans le fantastique. Mais l’auteur explore les limites entre le monde réel et le fantasme. Il est question notamment de la confusion entre la réalité et la fiction (cf. p.566), thème fort du roman. Le héros est scénariste, c’est donc un auteur qui travaille avec l’imaginaire et la fiction. Il a une certaine aptitude à (se) mettre en scène et à (se) raconter des histoires. Mais il n’est pas le seul, les autres personnages aussi, et nous-même. Nous sommes tous un peu scénariste de notre propre existence et notre société (ou bien est-ce simplement la vie ?) nous pousse à être tous un peu comédiens et créateurs d’histoires et d’images. La question du mensonge et de la manipulation est au chœur du livre ; Étroitement liée à la quête d’identité. Qui suis-je vraiment ? Le héros se le demande, conscient de jouer le rôle que les autres s’attendent à le voir endosser, et parfois d’aller mal pour leur « faire plaisir ». L’épisode du formulaire p.106-107 est particulièrement savoureux, il illustre de manière piquante le thème du mensonge et de la construction du personnage tout en soulevant une question intéressante : se résume-t-on à quelques cases cochées, à un ensemble de données ?

                Le roman renferme une bonne dose d’émotions. Le personnage principal Karoo est très attachant, intelligent, acide, dissertant sur ses faiblesses et les tournant en dérision. Émotions aussi dans le regard qu’il pose sur les autres ; Regard posé et oreille tendue devrai-je dire, car l’auteur - par la voix du narrateur (je ne l’ai pas dit mais le récit est à la première personne) - fait des portraits de voix saisissants, notamment celle de l’ex-femme de Karoo, très beau. Et se dessine le charme des sirènes… les figures mythologiques émaillent le livre.

              J’ai corné beaucoup de pages (je corne la page quand un passage me plaît, me touche, me parle…) et souligné beaucoup de phrases. Car l’écriture de Tesich est sensible, elle a le sens de l’observation et du détail. Oui, cette histoire d’oreille est tenace, Tesich est un auteur « à l’écoute », il observe, il entend et même il perçoit. Il y a des formules frappantes, des passages magnifiques et délicieusement ciselés. Une intelligence à fleur de peau.

              Le style est brillant et la construction du roman aussi. La narration est adroite, laissant les choses se mettre en place, jouant sur des effets d’échos et d’annonce, sur une complicité avec le lecteur qui n’est pas pris pour un imbécile (et c’est toujours appréciable). Il y aurait beaucoup à dire sur la fin, magistrale, qui m’apparaît comme une fausse couche symbolique, suivie par une réflexion, un vagabondage de l’esprit, sur la foi mais il ne faut pas trop en dire pour ne pas gâcher le plaisir de la découverte… Car Karoo est un de ces livres à lire et à relire, c’est certain, mais dont on enviera toujours celui qui s’apprête à y plonger pour la première fois…

     

     Une phrase…

     « Comme si ma salive avait le goût de la salive d’un autre. » p.164

      

     Un passage…

     « Si ses mots étaient imprimés sur une page, il faudrait plusieurs police de caractères pour leur rendre justice. Les mois de travail minutieux des moines du Moyen Âge pour créer une seule lettre enluminée, Dianah les condense en un instant, rien que par le son de sa voix.

                 Nous continuons sur le même ton polémique. Moi qui lui dis que je ne peux pas lui parler, elle qui me dit, par les sons plus que par les mots, ce qu’elle pense de moi. Je tente de résister, mais je finis par me retrouver capté par l’excellence de sa performance. Sa voix est merveilleuse, aujourd’hui. Je pourrais être en train d’écouter Hildegard Behrens chantant Wagner, et non Dianah, ma femme, qui m’assassine au téléphone. » p.75

     

     

     


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  • "De quoi sert la force lorsqu'elle manque de point d'appui ? Il n'y a point de ressource contre le vide." Alfred de Musset, La Confession d'un enfant du siècle


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