•   Karoo – Steve Tesich

    1998 (paru après la mort de l’auteur en 1996) - Éditions Point

    En 3 mots…

    Soi, oreille, néant

     

    Impressions de lecture…

               Ce roman est une totale réussite ! C’est un livre terriblement enthousiasmant ! Plein de pertinence et d’impertinence. L’auteur réussi avec talent à marier humour et tragédie. Mais plus que cela en vérité, il nous livre une œuvre d’une richesse formidable, qui mêle la trajectoire personnelle d’un homme, Saul Karoo, et la dimension mythologique d’un destin, la scanographie d’une époque, de notre société et ses travers (la consommation, le matérialisme, le souci du paraître, le jeunisme, l’empire du vide etc.) et un voyage fantastique, symbolique, dans la psyché humaine. J’y ai vu et savouré tout cela mais le livre est impossible à réduire, il ne rentre dans aucune case et déborde du cadre. Je vais quand même essayer de jeter ici mes impressions et bribes d’analyse avec l’espoir affiché (revendiqué !) de vous transmettre mon enthousiasme.

              Commençons par la couverture, elle aussi diablement enthousiasmante ! (ce sera le maître mot de ce billet ! non, promis, je vais me creuser la cervelle pour éviter d’en abuser). Cette couverture, déjà, crée la curiosité et le désir tout en étant en adéquation avec l’œuvre (ce dont on ne peut se rendre compte que quand on a terminé le livre bien évidemment et qui devrait être l’objectif de toutes les couvertures). Ce qui attire l’œil en premier, bien sûr, c’est sa couleur : dorée-bronze miroitant. Puis le titre : le nom du héros en lettres majuscules noires tellement énormes qu’elles ne peuvent tenir sur une seule ligne, le nom se découpe en deux syllabes très graphiques et qui sonnent presque comme un cri : KA-ROO. Sous ce cri, cet appel, deux hommes sans têtes – mais avec cravates – ont l’air de se battre. Pas de visage sur cette couverture ? Pas vraiment… Si vous inclinez le livre face à vous, vous apercevrez votre reflet un peu flou. Je n’en dirai pas plus, le procédé est assez frappant…

              L’histoire commence sur un élément que j’ai envie de qualifier de semi-fantastique ( je parle ici du genre fantastique ; l’irruption du surnaturel dans la réalité, entraînant une hésitation entre le possible et l’impossible), semi-symbolique (et oui, je vous l’ai dit : Karoo est inclassable) : le héros peut boire autant d’alcool qu’il veut, même dans des quantités affolantes, sans en ressentir le moindre effet. Il ne connaît plus l’ivresse. Le reste du récit ne bascule pas dans le fantastique. Mais l’auteur explore les limites entre le monde réel et le fantasme. Il est question notamment de la confusion entre la réalité et la fiction (cf. p.566), thème fort du roman. Le héros est scénariste, c’est donc un auteur qui travaille avec l’imaginaire et la fiction. Il a une certaine aptitude à (se) mettre en scène et à (se) raconter des histoires. Mais il n’est pas le seul, les autres personnages aussi, et nous-même. Nous sommes tous un peu scénariste de notre propre existence et notre société (ou bien est-ce simplement la vie ?) nous pousse à être tous un peu comédiens et créateurs d’histoires et d’images. La question du mensonge et de la manipulation est au chœur du livre ; Étroitement liée à la quête d’identité. Qui suis-je vraiment ? Le héros se le demande, conscient de jouer le rôle que les autres s’attendent à le voir endosser, et parfois d’aller mal pour leur « faire plaisir ». L’épisode du formulaire p.106-107 est particulièrement savoureux, il illustre de manière piquante le thème du mensonge et de la construction du personnage tout en soulevant une question intéressante : se résume-t-on à quelques cases cochées, à un ensemble de données ?

                Le roman renferme une bonne dose d’émotions. Le personnage principal Karoo est très attachant, intelligent, acide, dissertant sur ses faiblesses et les tournant en dérision. Émotions aussi dans le regard qu’il pose sur les autres ; Regard posé et oreille tendue devrai-je dire, car l’auteur - par la voix du narrateur (je ne l’ai pas dit mais le récit est à la première personne) - fait des portraits de voix saisissants, notamment celle de l’ex-femme de Karoo, très beau. Et se dessine le charme des sirènes… les figures mythologiques émaillent le livre.

              J’ai corné beaucoup de pages (je corne la page quand un passage me plaît, me touche, me parle…) et souligné beaucoup de phrases. Car l’écriture de Tesich est sensible, elle a le sens de l’observation et du détail. Oui, cette histoire d’oreille est tenace, Tesich est un auteur « à l’écoute », il observe, il entend et même il perçoit. Il y a des formules frappantes, des passages magnifiques et délicieusement ciselés. Une intelligence à fleur de peau.

              Le style est brillant et la construction du roman aussi. La narration est adroite, laissant les choses se mettre en place, jouant sur des effets d’échos et d’annonce, sur une complicité avec le lecteur qui n’est pas pris pour un imbécile (et c’est toujours appréciable). Il y aurait beaucoup à dire sur la fin, magistrale, qui m’apparaît comme une fausse couche symbolique, suivie par une réflexion, un vagabondage de l’esprit, sur la foi mais il ne faut pas trop en dire pour ne pas gâcher le plaisir de la découverte… Car Karoo est un de ces livres à lire et à relire, c’est certain, mais dont on enviera toujours celui qui s’apprête à y plonger pour la première fois…

     

     Une phrase…

     « Comme si ma salive avait le goût de la salive d’un autre. » p.164

      

     Un passage…

     « Si ses mots étaient imprimés sur une page, il faudrait plusieurs police de caractères pour leur rendre justice. Les mois de travail minutieux des moines du Moyen Âge pour créer une seule lettre enluminée, Dianah les condense en un instant, rien que par le son de sa voix.

                 Nous continuons sur le même ton polémique. Moi qui lui dis que je ne peux pas lui parler, elle qui me dit, par les sons plus que par les mots, ce qu’elle pense de moi. Je tente de résister, mais je finis par me retrouver capté par l’excellence de sa performance. Sa voix est merveilleuse, aujourd’hui. Je pourrais être en train d’écouter Hildegard Behrens chantant Wagner, et non Dianah, ma femme, qui m’assassine au téléphone. » p.75

     

     

     


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  • "De quoi sert la force lorsqu'elle manque de point d'appui ? Il n'y a point de ressource contre le vide." Alfred de Musset, La Confession d'un enfant du siècle


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  •  Un Été à Cold Spring – Richard Yates

    1986 - Éditions Robert Laffont – Pavillons Poche

    En 3 mots…

    Regard, voiture, maison

    Impressions de lecture…

                C’est le premier livre de Richard Yates que j’ai lu. J’avais pourtant déjà acheté Easter Parade, qui attendait sagement dans ma bibliothèque (et qui a même vécu un déménagement, soit deux appartements, deux bibliothèques et une mise en carton) dont j’avais commencé à parcourir les première pages, mais que j’avais abandonné. Il aura fallu que je lise Un été à Cold Spring, qui m’a fait littéralement tomber amoureuse de Yates, de son talent, de son style, de son acuité et de son intelligence, pour que je reprenne Easter Parade et que je me mette à dévorer les œuvres de cet immense écrivain américain du XXème siècle. Mais n’allons pas trop vite et reprenons les choses depuis le début : ma première lecture de Richard Yates, Un Été à cold spring.

                Je suis entrée immédiatement dans le roman, j’ai été happée, dès les premières pages. Le style de Yates est brillant. Il a l’économie et l’efficacité des auteurs américains, le sens des détails qui en disent long et des images frappantes. Et la psychologie complexe de ses personnages, subtilement esquissée à coup d’anecdotes, de petits instants introspectifs, de dialogues, ou de gestes et d’attitudes croqués sur le vif, les rendent irrésistibles.

              Richard Yates est l’écrivain d’un milieu social et d’une époque, la middle class américaine du milieu du XXème siècle, dont il prend le pouls avec art. C’est aussi l’écrivain des loosers, ces gens simples, paumés, seuls, qui se laissent prendre dans les pièges de l’existence (des déboires conjugaux, des enfants non désirés, des ambitions ou des rêves étouffés, un travail inintéressant et rébarbatif…) et voient leurs vie leur échapper. « Ceux qui réussissent ne m’intéressent pas » a dit Yates (comme nous le rapporte la quatrième de couverture d’un recueil de ses nouvelles intitulé Onze histoires de solitudes et publié par Robert Laffont en Pavillon poche).

              Il y a du Fitzgerald chez Yates, auteur qu’il affectionnait, qu’il admirait, ça se sent, ça transpire. Même acuité, même délicatesse, même sensibilité et même talent aiguisé pour les dialogues et les scènes de groupes.

              Un Été à Cold Spring, puisque c’est de ce roman dont il s’agit ici, met en scène une ronde de personnages attachants mais qui nous échappent un peu, tout comme ils semblent s’échapper à eux même. On a envie de tomber amoureuse d’Evan même s’il nous ferait souffrir, c’est sûr… car son inconstance, perceptible dès le début, semble vouer à l’échec toutes ses relations sentimentales. On est attendri par son père, Charles, avec sa vue défaillante et sa femme malade dont il prend soin tendrement. Même l’agaçante Gloria a du charme. Et que dire de Phil qui se débat dans les plis de l’adolescence ? Tous les personnages, y compris les personnages secondaires, nous touchent. Flash, Harriet Talmage, Mary, Grace dont le profil se dessine plutôt en creux, laissent aussi entrevoir leur solitude, leur sensibilité et leurs failles. Ils nous échappent un peu, comme je le disais, car ils sont vivants et comme les êtres vivants ils demeurent imprévisibles et complexes.

              On les quitte tout à coup, au détour de l’histoire. Dans Easter parade le récit renferme toute la vie de deux sœurs, de l’enfance jusqu’à la fin ou presque fin. Là le roman commence à l’adolescence d’Evan et nous abandonne en cours de route, quand son deuxième mariage bat de l’aile. Après nous avoir conté ses rapports avec ses parents, son premier mariage raté, sa paternité, sa rencontre avec sa deuxième femme et une belle-famille encombrante, son deuxième enfant … Ce qui nous donne l’impression d’avoir eu la chance de partager un bout du trajet avec lui, avec eux, sur la pointe des pieds, en observateur furtif et prudent. L’on se sent comme Phil, sur le point de quitter Cold Spring et cette maison miteuse où résonnent les voix de tous les personnages et avant de s’enfuir vers un horizon qu’on veut croire plein de possibilités, repoussant d’un doigt fébrile le rideau à pois pour observer par la porte vitrée un moment d’intimité. Après cela, rien ne sera comme avant… Car la lecture de Richard Yates est bien de celles qui vous changent, qui vous marquent profondément et ne s’oublient pas.

     

     Une phrase…

     « Ses cheveux étaient d’un blond terne tirant sur le gris clair, comme s’ils avaient été décolorés par des années passées dans un nuage de cigarette, et même si elle paraissait avoir conservé sa silhouette, c’était une petite silhouette si chétive et si avachie qu’on avait du mal à se la représenter autrement qu’assise à ne rien faire sur son canapé taché de café. » p.36

     

     Un passage…

     « Dans quelques années, quand il commencerait à tomber amoureux, il aimerait sans doute avec une passion disproportionnée. Sa possessivité maladive effraierait ses petites amies ; elle l’imaginait capable de dire des choses telles que : « Comment sais-tu que tu ne m’aimes pas ? » Et si aucune d’elles ne réussissait à le supporter très longtemps, il finirait par se rabattre sur le genre de filles sans attraits qu’il valait mieux éviter ; de sorte qu’ils deviendrait l’un de ces hommes limités, sans envergure mais aimable, qu’on ne pouvait que prendre en pitié. » p.204

     

     

     


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  •  Truman Capote – Liliane Kerjan

    2015 - Éditions Folio biographie

    En 3 mots…

    Truman, Truman, Truman

     Impressions de lecture…

               Quand j’ai lu la courte note sur Liliane Kerjan, en liminaire de cette biographie de Truman Capote qu’elle a écrite, j’ai immédiatement trouvé cette femme sympathique : agrégée, docteur ès Lettres, spécialiste de littérature américaine, auteur de livres sur Arthur Miller, Francis Scott Fitzgerald, ou bien encore Tennessee Williams. Mais pourtant, autant le dire tout de suite, le livre ne m’a pas convaincue. Certes, moi qui ne connaissais pas précisément les détails de la vie de Capote, dont j’apprécie énormément l’œuvre, j’ai appris des choses ; mais cet ouvrage n’a pas constitué un plaisir de lecture. J’ai décroché au tournant de quelques pages, je me suis ennuyée, j’ai hésité à poursuivre et j’ai terminé sans effusions d’enthousiasme. Rien de flamboyant dans ce texte qui parle pourtant d’un auteur qui l’était tant ! Cette biographie ne nous le rend ni sympathique – mais j’étais déjà acquise à sa cause, conquise d’avance - ni ne nous dévoile sa part d’ombre, son mauvais visage. Et l’on n’a pas du tout l’impression, au fil des pages, de se sentir plus proche du personnage. J’ai refermé le livre sans avoir sondé, ou si peu, sa personnalité, ses fêlures, les épisodes marquants de sa vie, ses amitiés, ses inimitiés…

                L’auteur suit plus ou moins la ligne chronologique, mais elle procède aussi par sorte de thèmes (à titre d’exemples tirés au hasard : « L’enfant prodige au New Yorker » p.65, « Quand le dandy New-Yorkais devient méditerranéen » p.111, « La maison de Sagaponack » p.177, « Affinités sudistes » p.218). La structure du livre est d’ailleurs étrange : il se divise en quatre grandes parties aux titres un peu curieux : « À l’état pur : l’innocence sulfureuse », « À l’état pur : les fêtes et les crimes », « Mélanges toxiques », « Ponctuation finale ». Grandes parties qui se subdivisent elles-mêmes en sous-parties, à l’intérieur desquelles on trouve encore une autre fragmentation, comme des chapitres, signalés à chaque fois par un titre en majuscules. Ce foisonnement de parties et de sous parties et leurs cortèges de titres et de sous-titres, donnent un effet désordonné, fouillis. J’imagine que cela avait pour but de structurer l’ouvrage et de guider plaisamment le lecteur dans le fleuve d’informations et d’anecdotes que représente une existence humaine. Ce qui peut être très judicieux en effet. Mais l’organisation n’est pas assez nette, pas assez pensée, cohérente et ludique. En raison du mélange ordre chronologique et thèmes, il y a parfois comme des chevauchements qui sont un peu dérangeants. Au détour d’une page, on revient en arrière, dans une période qui précède dans le temps l’épisode qu’on vient de lire. Ce qui fait que j’avais du mal à situer dans une frise chronologique les évènements que j’étais en train de découvrir. Je devais sans cesse me référer aux dates, vérifier et, au final, je n’ai qu’une perception confuse de l’enchaînement de certains faits.

                Une biographie qui manque de flamboyance comme je le disais, Liliane Kerjan ne fait pas montre ici du talent de raconteuse qui donnerait du piquant, du relief, mêlant humour, émotions, détails révélateurs et chutes spirituelles. C’est plat. Et le style est même plutôt mauvais. J’ai bondi à la lecture de certaines phrases : maladresses, lourdeurs, (« Mais Perry se montre soupçonneux vis-à-vis de capote les trois ou quatre premiers mois, et ne se livre, avec le temps, qu’avec parcimonie » p.158, « Enfant mis à l’écart, il cultive les écarts » p.215), ponctuation brouillonne ( « C’est que, depuis une douzaine d’années, Capote s’entraîne méthodiquement à la restitution de mémoire – visuelle, avec une page d’annuaire téléphonique, auditive, à partir d’une conversation : là, il joue à faire le magnétophone. » p.157) et formules kitch ( « Il sait capter l’attention et la lumière, prêt à se déguiser pour les émissions de variété, toujours prompt à séduire et éblouir, saltimbanque à ses heures, mais qui pourtant, sous le divertissement, fait sentir les transitions ténues entre ses enthousiasmes d’un soir et la profondeur de sa souffrance cachée » p.217).

               Sans surprises, les meilleurs passages sont ceux nés de la plume de Capote lui-même. C’est encore lui qui se raconte le mieux.

                Quand il révèle sa vocation précoce : « J’ai commencé à écrire à huit ans – comme ça, d’un coup, sans être inspiré par le moindre exemple. Je n’avais jamais connu personne qui écrivît. En vérité, je connaissais même bien peu de gens qui lisaient. […] Un jour je me suis donc mis à écrire, ignorant que je m’enchaînais pour la vie à un maître très noble mais sans merci. » (p.46-47). Quand il parle, si bien, de son métier (de son labeur) d’écrivain, qu’il explique la façon dont il a travaillé à forger sa plume, qu’il confesse son obsession du style : « Mes entreprises littéraires occupaient tout mon temps : apprentissage devant l’autel de la technique, du savoir-faire ; complications diaboliques de l’élaboration de paragraphes, de la ponctuation, de la mise en place des dialogues. Sans parler de la trame d’ensemble, de l’exigeant tracé introduction-nœud-conclusion. Il y avait tant à apprendre et de tant de sources : non seulement dans les livres, mais dans la musique, la peinture et la simple observation quotidienne. » (p.54), « J’écris la première version à la main (au crayon). Puis je fais une révision complète, à la main, elle aussi. Au fond, je me considère comme un styliste, et les stylistes, c’est notoire, peuvent devenir obsédés par la position d’une virgule, le poids d’un point-virgule. » (p.139). Quand il commente son chef-d’œuvre, qui ne dévalue en rien ses autres écrits, mais qui le fit rentrer dans la légende, qui le consacra comme auteur emblématique : « De sang-froid est une réussite parfaite en ce qui concerne le style. Parce qu’il est sans style. On ne voit pas le style. C’est comme un verre d’eau. Mon rêve. Rien entre l’écriture et le lecteur. » (p.164).

               Merveilleux dans l’art du portrait, Capote saisit un caractère en quelques traits et nous rend vivants ces visages que nous, pauvres lecteurs d’un autre monde, d’une autre époque, n’avons aperçus que sur photos et sur écrans. Il décrit ainsi l’écrivain Colette qu’il rencontra à Paris : « Rougeaude et le cheveu crêpelé, de type presque africain. Des yeux de chat des faubourgs, obliques et bordés de khôl ; un visage tout de finesse, mobile comme l’eau. Les joues fardées de rouge. Les lèvres d’une minceur et d’une ductilité de fil d’acier, mais rehaussées d’écarlate comme celles d’une vraie fille des rues. » (p.99), et met en boîte, en une seule phrase un couple célèbre d’intellectuels français : « Un œil noyé et l’autre à la dérive, ce louchon de Sartre, pipe au bec, teint terreux, et sa taupe de Beauvoir, sentant la jeune fille prolongée, étaient généralement calés dans un coin comme deux poupées de ventriloque abandonnées. » (p.104-105). Mention spéciale au portrait, absolument sublime et pertinent, qu’il fit de Marilyn Monroe, son amie, partiellement reproduit dans le présent ouvrage p.245-246 mais que l’on peut (et qu’il faut !!!) lire en entier dans plusieurs éditions, notamment dans un recueil de textes de Capote intitulé Les Chiens aboient, Gallimard, p. 191. Émouvant quand il évoque avec tendresse un de ses personnages, comme l’héroïne de Petit déjeuner chez Tiffany : « La principale raison pour laquelle j’ai écrit l’histoire de Holly Golightly […] outre le fait que je l’aimais tant, c’est qu’elle symbolise tellement bien ces filles qui débarquent à New York pour voleter au soleil comme des éphémères avant de disparaître. Je voulais en sauver une de l’anonymat pour lui offrir la postérité » (p.136).

                Enfin je dois m’arrêter là car je me mets à faire ce que je pourrais reprocher à l’auteur de cette biographie : citer Truman Capote à tout bout de champs sans rien y ajouter de très intéressant. Bien sûr ce n’est pas tout à fait vrai et tout n’est pas à jeter dans cet ouvrage qui, je le redis, m’a appris quelques trucs. Si j’ai la dent (trop ?) dure, c’est sans doute parce que, fan de Capote, j’en attendais beaucoup… une virée dépaysante dans l’univers de cet être singulier. Mais, malheureusement, il ne suffit pas de lire l’histoire de sa vie pour avoir le sentiment de rencontrer quelqu’un, pour avoir l’impression de passer quelques heures à ses côtés… Heureusement, pour s’en consoler et pour l’imaginer restent ses livres…

     

       Une phrase…

     « Ambition ancienne, persistante, car il est le bouffon au regard acéré des puissants, éternel amuseur des salons, mais il se perçoit aussi comme un éveilleur de conscience et veut tenter un roman-document sur les nantis, à la manière de Marcel Proust, qui lui-même s'inscrivait dans la ligne de Saint-Simon. » p.234

     

      Un passage…

     « Lorsqu’il a quitté New York, Nina avait cessé de boire, se soutenant à coup de cafés. Pourtant, elle tremblait, elle était aux abois, quasi ruinée, sans compter qu’il lui apparaissait clairement que Joe Capote allait être condamné par la justice fédérale pour malversations et qu’il serait jeté en prison à Sing Sing, l’absolu déshonneur. Aussi a-t-elle voulu échapper à cette honte insupportable. Pour autant, elle n’a pas demandé secours à son fils. À l’annonce de sa mort, abasourdi, silencieux, Truman prend l’avion seul, il se sent une nouvelle fois abandonné par sa mère. » p.124-125

     


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  • Le Roman Théâtral – Mikhaïl Boulgakov

    1965 - Éditions Robert Laffont – Pavillons Poche

    En 3 mots…

    Ombre, lumière, scène 

    Impressions de lecture…

           Plusieurs semaines après ma lecture du Roman Théâtral, il me reste un souvenir un peu confus, nébuleux et recouvert d’une fine couche de neige comme les paysages et les rues de Russie que ses écrivains capturent sur le papier avec brio. Leurs livres m’envoient au visage des bouffées d’air glacé. Ce froid omniprésent dans les romans slaves, qui fait du « manteau » un mythème récurrent et ô combien important. Ce froid mortel qui accentue les contrastes. Contrastes de températures, de couleurs, de lumières, entre la beauté menaçante de l’extérieur et les replis inquiétants des intérieurs : les petites chambres minables, les bureaux austères, les salons qui accueillent alcool, banquets et mondanités ou, comme c’est le cas dans ce roman de Mikhaïl Boulgakov, les théâtres.

           L’auteur fait ici une déclaration d’amour poignante au Théâtre. Lieu mystérieux où la lumière et l’ombre cohabitent. Espace merveilleux où prennent vie et s’épanouissent les fantasmagories. Territoire de création et de magie, où comédiens et spectateurs sont invités à vivre une expérience puissante et tout à fait singulière.

           Dans ce livre, inachevé, et hautement autobiographique, Mikhaïl Boulgakov nous conte l’histoire d’un petit journaliste du nom de Maksoudov qui a écrit un roman qu’on lui propose d’adapter au théâtre. Il met en scène le sort de l’écrivain qui tente de survivre et d’évoluer sur les voies escarpées du monde éditorial et de l’univers théâtral et qui se heurte à la censure (économique ou politique, Mikhaïl Boulgakov a vécu à une époque où le Parti Communiste régentait la vie théâtrale). L’écrivain qui se voit dépossédé de son œuvre, par des intermédiaires peu scrupuleux, par d’autres artistes ou des administrateurs qui lui imposent coupes et modifications afin de servir leur propre vision. Le lecteur reconnaitra entre ces pages la silhouette d’un Stanislavski despotique (dans le personnage d’Ivan Vassiliévitch) et arpentera les couloirs labyrinthiques du théâtre sur les pas du héros, visitant ainsi chaque recoin de ce lieu fascinant.

           Des mésaventures, des rencontres vécues par Mikhaïl Boulgakov lui-même et racontées ici avec satire, donnant quelques scènes désopilantes. L’humour pour conjurer l’amertume, sans doute.

           C’est une œuvre émouvante car l’ombre de la propre vie de Mikhaïl Boulgakov s’accroche à ses pages, une existence précaire marquée par le rejet, la censure, les persécutions. Ses pièces ont été interdites, ses livres mis à l’index. Et comme nous l’indique Claude Ligny dans la préface de cette édition de Robert Laffont « on dit que les cartons de Boulgakov contiennent trente-six pièces qui n’ont jamais été jouées » (p.15). Comment ne pas être ému par la sensibilité enfiévrée de Maksoudov et le regard qu’il pose sur ce monde dans lequel il s’aventure. Et comme dans une vision prophétique de l’auteur sur son propre destin (rappelons que l’écriture de ce roman a été interrompue par la mort de Boulgakov, à seulement quarante-sept ans,), le héros découvre la scène : « Les angles étaient noyés de ténèbres, mais au milieu du plateau, jetant des lueurs à peine distinctes, se tenait, dressé sur ses pattes de derrière, un cheval d’or » p.94. Le cheval, animal psychopompe et autre mythème de la littérature russe (on pense à la mort traumatisante du petit cheval dans Crimes et Châtiments de Dostoïevski, ou à l’accident de Vronski lors d’une course de chevaux qui arrachera l’aveu de son adultère à Anna Karénine dans le roman éponyme de Tolstoï, et bien d’autres…). Le cheval qui, dans la mythologie et les légendes, conduit les âmes dans un autre monde… N’est-ce pas aussi le pouvoir du théâtre ?

           La lecture de ce roman a été difficile pour moi, j’avais l’impression que le récit partait dans tous les sens et j’ai parfois été « larguée » au détour d’un de ses méandres. Tantôt je me suis sentie proche de Maksoudov, dans ce qu’il vit et traverse (mention toute particulière à l’épisode du contrat, p. 116 à 118), tantôt je m’en suis sentie très éloignée, l’univers russe et ses codes, l’époque etc. Mais en amoureuse de la littérature, de l’écriture, du théâtre, de la magie de la création, fascinée par le rapport qui se noue entre le créateur et son œuvre vouée à lui échapper, j’ai été touchée par ce livre.

     

       Une phrase…

     « Tout le reste de l’orchestre et du parterre était noyé d’ombre, de sorte que les gens qui venaient de la lumière extérieure devaient d’abord avancer à tâtons, en se tenant aux dossiers des fauteuils ; jusqu’à ce que leurs yeux fussent accoutumés. » p.271

      

      Un passage…

     « Je suis incapable de dire si la pièce Le Favori était bonne ou mauvaise. Ce n’était pas cela qui m’intéressait. Mais ce spectacle avait pour moi un charme inexplicable. Dès l’instant où, dans la salle minuscule, les lumières s’éteignaient, une musique se faisait entendre quelque part derrière la scène, et la boîte s’animait de personnages en costumes du dix-huitième siècle. Le cheval d’or se dressait dans un coin de la scène, et parfois, des personnages venaient s’asseoir près de ses sabots levés, ou bien menaient des conversations passionnées près de sa longue tête – et j’étais envahi d’un plaisir délicieux » p.96

     

     

     


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