•  L’Amérique, chroniques – Joan Didion

     1965-1990 - Éditions Grasset

      

    En 3 mots…

     Sincérité, intelligence, bloc-notes

     

     Impressions de lecture…

                 J’aime beaucoup Joan Didion, que j’ai découverte avec Maria avec et sans rien. Le présent ouvrage réunit sept textes écrits entre 1965 et 1990. Comme le titre du recueil l’indique, l’auteur nous entraîne sur le territoire des États-Unis d’Amérique. Les textes sont tirés de trois livres différents : Slouching Towards Bethlehem (1968), The White Album (1979) et After Henry (1992). On y trouve pêle-mêle les souvenirs de jeunesse de l’auteur (notamment ses années d’université), un reportage sur les adolescents fugueurs drogués dans les années 1960, des affaires célèbres (comme l’affaire Radin, l’assassinat de Ramon Navarro, ancien acteur de cinéma muet, le procès Miller ou l’histoire de Patricia Campbell Hearst), des agressions, des viols et une démystification de Central Park. On y croise des célébrités d’horizons différents : John Wayne le dernier cow-boy du cinéma américain, les Doors en plein enregistrement, Huey Newton cofondateur du Black Panther Party. On traverse des endroits : San francisco, Honolulu, New York, Hollywood, la rue, la prison, les tribunaux, les avions et la maison de Joan Didion. Bref, nous voyageons. Un voyage avec son lot de paysages, de rencontres, de rumeurs, de faits divers et l’auteur a même pensé à nous fournir la liste de ce qu’elle emporte dans son sac de voyage (p.107).

                La couverture – une photo de Time Life – est parlante. On y voit Joan Didion à bord d’une belle voiture, accoudée à la portière, cigarette à la main, semblant nous attendre. Montons avec elle pour sillonner quelques coins de l’Amérique. Le livre pourrait presque être un road trip, il contient en tous cas quelques confidences qu’on peut se faire dans l’habitacle, après avoir roulé des heures et fumé cigarette sur cigarette, comme les fragments de son rapport psychiatrique (p.81-82) que l’auteur nous livre tel quel, sans fards. Le charme de Joan opère et il est à parier qu’avant la fin de la traversée vous serez tombé amoureux. Ce qui est frappant chez Didion c’est sa sincérité. Une sincérité qu’elle met au service de son écriture, quand elle parle d’elle bien sûr - et c’est déjà admirable - , mais aussi quand elle raconte les autres. Elle ne juge pas, elle observe, elle énonce avec un souci de justesse. Ce sont bien les textes et le regard d’une journaliste, et quand je dis cela je pense à ce que le journalisme fait de meilleur (et qui est rare), à ce qu’il devrait être. À noter une réflexion diablement intéressante sur la façon de parler des victimes de viol dans la presse américaine et de ce que cela induit, p.217-218. Joan Didion traite ses sujets avec recul, intelligence et sans se montrer dupe. Sa plume est concise, efficace, elle frappe juste. Pierre-Yves Petillon en parle très bien – et écrit très bien - ; à lire absolument : son excellente préface.

     

    Revenons à Joan, ses souvenirs de l’université de Berkeley dans les années 50 me parlent particulièrement et me rappellent mes propres études de lettres pourtant suivies en France dans les années 2000. Le texte « Adieu à tout ça » (à partir de la p.283)  m’a bouleversée, tant je m’y suis reconnue, tant je l’ai trouvé merveilleusement écrit, tant elle a bien dit les choses. Elle y raconte son départ de New-York, ville dans laquelle elle est arrivée à 20 ans, qu’elle quitte à l’approche de la trentaine, quand elle se marie, et dans laquelle elle a toujours vécue sans s’y sentir vraiment chez elle, mais comme une « exilé[e] temporaire », « Quelqu’un qui vit en permanence avec des horaires d’avions dans son tiroir, vit selon un calendrier légèrement différent » (p.289). New-York, ville de sa jeunesse et de toutes ses incroyables possibilités, avant que n’arrivent les désillusions et les prises de conscience. « L’Album blanc » (à partir de la p.80) est une véritable compilation américaine, tandis que les premières pages de « Quelques rêveurs du rêve d’or » (à partir de la p.129) offrent une description admirable et prenante de la Californie. Rien qu’à la lecture on pourrait presque sentir « le souffle sec et brûlant du Santa Ana », l’odeur des incendies, les cris des couples au bord du divorce, les caravanes sous le soleil, l’écorce poussiéreuse des eucalyptus, le murmure fantomatique des coyotes.

     

    Joan Didion entretient les images que nous pouvons avoir de l’Amérique. Un territoire sur lequel je n’ai jamais posé le pied, mais que j’ai découvert et imaginé à travers mes auteurs préférés. Ces images littéraires sont puissantes, elles laissent une empreinte peut-être plus profonde encore que les voyages qu’on fait pour de vrai, elles se mêlent à la réalité jusqu’à en reformer certains contours. Je cite Joan Didion : « Un lieu appartient pour toujours à celui qui se l’approprie avec le plus d’acharnement, s’en souvient de la manière la plus obsessionnel, l’arrache à lui-même, le façonne, l’exprime, l’aime si radicalement qu’il le remodèle à sa propre image » (p.341). C’est à un de ces « voyages sentimentaux » (selon le titre d’un des textes), que Joan Didion vous invite. Et visiter l’Amérique avec une guide pareille, pour une vingtaine d’euros, c’est une affaire.

     

    Une phrase…

     

    «  Certains lieux ne semblent exister que parce que quelqu’un a écrit sur eux . » p.341

     

    Un passage…

     « Je pourrais me laisser aller ici à une petite généralisation oiseuse, je pourrais gloser sur mon propre état de choc affectif face à l’effondrement culturel global, je pourrais parler avec ferveur de convulsion dans la société et d’aliénation et d’anomie et peut-être même d’assassinat, mais ce ne serait qu’une esbroufe de plus, si élaborée soit-elle. Je ne suis pas un microcosme de la société. Je suis une femme de trente-quatre ans qui a des longs cheveux raides, un vieux bikini et une crise de nerfs, assise sur une île au milieu du Pacifique à attendre une lame de fond qui ne vient pas »

     

     


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  •  Magnétisme & autres nouvelles – Francis Scott Fitzgerald

     1927-1937 - Éditions La Nerthe

     

      En 3 mots…

     Alcool, sentimental, train

      

    Impressions de lecture…

                  Je suis une grande amoureuse de Francis Scott Fitzgerald depuis, qu’à treize ou quatorze ans, j’ai lu Gatsby le Magnifique sur une plage de Camargue pendant les vacances d’été. J’ai dévoré à peu près tout ce que j’ai pu trouver de lui traduit en français. Alors, quand je suis tombée, en librairie, sur ce recueil renfermant quelques nouvelles inédites en français, je n’ai pu m’empêcher d’emporter avec moi ce précieux butin. Il n’a pas attendu bien longtemps dans ma bibliothèque, seulement que je termine Mrs Dalloway de Virginia Woolf (billet ici). Si je ne me trompe pas, sur les huit nouvelles que contient cet ouvrage, il y en a trois que j’avais déjà : « Un cas d’alcoolisme », « Magnétisme » (toutes les deux dans le recueil intitulé Un Diamant gros comme le Ritz aux Éditions Robert Laffont -  Pavillons poche) et « Plus qu’une simple maison » (dans Entre trois et quatre, Love Boat II, aux Éditions Belfond – livre de poche). Mais, je les avais lues il y a bien longtemps et les redécouvrir a été un plaisir. À chaque fois que je lis, ou relis, Fitzgerald, je comprends, je me souviens, pourquoi je l’aime tant.

                      Ces trois nouvelles, déjà publiées ailleurs, sont sans doute les plus brillantes et les plus abouties. Reste le plaisir de déambuler dans l’époque et l’univers de Fitzgerald et une surprise : « Un bref voyage de retour » aux tonalités fantastiques. Hormis la satisfaction, pour les aficionados de l’auteur, de lire et de posséder quelques pages de plus,  la présente édition n’apporte rien de bien intéressant. Elle recycle quelques textes pour accompagner les inédits et étoffer suffisamment l’ouvrage. Pas de pré ou postface, pas de notes, rien qui viendrait enrichir le tout. L’éditeur exploite l’aura de Fitzgerald comme le laisse clairement comprendre le graphisme de la couverture – profil de l’auteur et nom en gros et en police rétro, à la vertical, comme une enseigne – et jusqu’au titre – qui contient l’idée d’une force attractive –, tout est en effet réuni pour nous attirer.

    L’ouvrage s’ouvre sur « Un cas d’alcoolisme », le récit d’une rencontre entre une jeune infirmière et un homme dépendant de la boisson. Un mal que Fitzgerald connait bien, et ce depuis ses années d’université. Cette nouvelle, qui date de 1937, est écrite dans une période difficile pour Francis Scott : il est tombé depuis 1935 dans une dépression incurable et a fait paraître, au printemps 1936 « La Fêlure », un texte bouleversant dans lequel il explore son impuissance à exercer son métier d’écrivain. Il l’a dit lui-même : «Je vais écrire tout ce que je peux écrire sur le fait que je ne peux pas écrire.». Les six premières nouvelles du recueil appartiennent à cette période puisqu’elles sont écrites après 1935, les trois dernières sont antérieures. La conclusion d’ « Un cas d’alcoolisme » brille d’une lucidité triste et amère : « C’est juste qu’on ne peut pas vraiment les aider, et c’est décourageant… tout ça pour rien. » (p.15)

     

    « Je ne suis pas parti au front » exploite un thème récurrent chez Fitzgerald, celui de ces jeunes hommes enrôlés dans l’armée américaine pendant la première guerre mondiale mais qui n’ont jamais traversé l’océan pour aller combattre en France (amère blessure). Le texte se termine par un retournement plein de sens. « Des nouvelles de Paris… Il y a quinze ans » mêle pérégrinations dans la ville lumière (Champs-Élysées, Ritz, Café Dauphine, Exposition d’arts décoratifs en bord de Seine, Rive gauche, chez Lipp)  et flirt, ou  jeux de séduction. « La décennie perdue » porte un titre évocateur. « Motif en plâtre » crée un joli parallèle entre une cage de plâtre et d’acier - matériel médical pour tenter de soigner les dégâts d’une « chute de onze mètres » - et la cage psychologique de l’amour et de ses tendances exclusives. « Plus qu’une simple maison » nouvelle brillantissime et savoureuse pourrait se résumer ainsi : un homme, trois sœurs et une maison, temple de la famille et des souvenirs. C’est beaucoup une maison, elle traverse les années, mais elle n’est pas soustraite aux marques du temps. Où que l’on soit, où que l’on aille, elle se dresse quelque part, comme un pivot, ancrée dans le sol, elle peut vous forcer à revenir… Trois sœurs, trois amours, trois périodes : voici la structure ternaire qui semble chère à Francis Scott : « Une nouvelle est réussie si elle est écrite d’un seul mouvement ou en trois temps. La nouvelle en trois temps doit être écrite en trois jours, plus un jour environ pour la revoir, et elle vous quitte.». « Un bref voyage de retour » débute sur une autre marotte de l’écrivain : le jeune garçon amoureux d’une fille inaccessible : « l’année prochaine, elle serait à jamais hors de ma portée » p.96. Le texte nous emporte dans une intrigue passionnante, au fil d’une écriture délectable. Le récit ouvre quelques brèches et penche vers le fantastique. Il nous laisse entrevoir le succès amoureux du narrateur et décline, comme dans « Plus qu’une simple maison », le motif de la demoiselle redevable envers son sauveur et liée à lui pour la vie. Est-ce une réalité, ou une simple illusion ?

     

    Enfin, il y a dans la nouvelle qui donne son titre au recueil, « Magnétisme », comme un avant-goût de deux autres romans de Fitzgerald : Le Dernier Nabab (roman inachevé publié en 1941 après sa mort) et Tendre est la nuit (1934), le monde fascinant du cinéma, le triangle amoureux... La nouvelle se referme comme une boucle et nous offre des lignes magnifiques sur la manipulation amoureuse (l’art de manipuler les autres, mais aussi et surtout soi-même), Fitzgerald excelle dans ce domaine ; Mention spécial à l’épisode du rêve de la p.155 et à la fin p.172-173. La phrase finale conclue d’ailleurs le recueil en beauté, ensemble de textes qui balancent entre exaltation de l’amour, de la vie et désespoir et autodestruction : « Puis il regagna sa voiture qui l’attendait et Dolores, s’asseyant sur une marche du perron, se frotta les mains dans un geste qui pouvait tout à la fois exprimer l’extase ou la strangulation, et elle regarda la pâle et mince lune monter dans le ciel de Californie. » (p.173).

       

    Une phrase… 

     

    « Sa peau était de ce rose que l’on rencontre fréquemment dans notre région, jusqu’à ce que les petites veines commencent à éclater aux alentours de quarante ans ; en cet instant, avivé par le froid, c’était un méli-mélo d’adorables roses délicats comme autant de carnations différentes » p.113

     

    Un passage… 

     

    «          - Je lui ai dit que je t’aimais, lui avait dit Mary – et il l’avait crue, je lui ai dit que je ne pourrais jamais aimer personne d’autre que toi.

     

    Et malgré tout, il n’était pas sûr de ce que Mary ressentait quand elle attendait Joris dans son appartement. Il était incapable de dire si, quand elle souhaitait bonne nuit sur la porte, elle se sentait soulagée ou bien si elle faisait les cent pas dans son salon avant de prendre un livre qu’elle laissait retomber sur ses genoux pour contempler le plafond. Ou bien si son téléphone sonnait encore une fois pour se souhaiter bonne nuit encore une fois.

     

    Martin ne s’était pas soucié de ce genre de choses au cours des deux premiers mois de leur séparation quand il était sur pied et en bonne santé. » p.50-51

     


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  •  Mauvaise journée demain – Dorothy Parker

    Christian Bourgeois &diteur, « Titres » n°113

     

     En 3 mots… 

     

    Alcool, cynisme, conversation

     

      Impressions de lecture…

     

                 Dorothy Parker, auteur (de poèmes, de nouvelles, de pièces de théâtre, de scénarii) et chroniqueuse, fut, dans l’entre-deux guerres, une figure de la scène intellectuelle new-yorkaise. Ses amis, parmi lesquels on trouve nombre de célébrités – le couple Fitzgerald, Hemingway,  les Marx Brothers ou Louise Brooks, entre autres - la surnommaient « the wit » : l’esprit.

     

    Et de l’esprit, effectivement, Dorothy Parker en avait !  Dans l’art de la chronique satirique, du trait bien senti, avec ce qu’il faut d’intelligence et de décontraction, elle en est même la parfaite incarnation.

     

               Il y a dans ces nouvelles, réunies en recueil sous le titre Mauvaise journée demain, de l’ironie, du mordant, certains diraient de la cruauté… je parlerais plutôt de sensibilité à vif, d’acuité aiguisée. Aiguisée comme une lame de scalpel qui dissèque d’un mouvement expert les faiblesses, les mensonges, le conformisme niais, les petites hypocrisies, les manipulations du couple, des groupes humains, de l’égo… Avec l’humour et l’autocritique en forme d’indulgence… Car on sent que Dorothy Parker a dû sonder son âme et ses propres comportements pour pousser si loin la finesse d’observation et d’appréhension  des ressorts psychologiques et sociaux.

     

    Certaines nouvelles sont comme des petits jeux d’écriture, dans la forme. La brièveté de la nouvelle, en tous cas, sied parfaitement au propos, au regard. Ces textes des années 20 à 50 n’ont pas pris une ride, leurs personnages non plus, on y reconnaît bon nombre de nos contemporains… Pour ne pas dire un peu de soi-même.

     

              Qu’est-ce qu’on voudrait avoir Dorothy pour amie ! De la retrouver dans un salon feutré pour siroter, tout en même temps un alcool fort et ses mots intelligents et piquants… Avant de songer que sa plume, l’heure d’après, ne nous épargnerait guère…

                

      Une phrase…

    «  Fort heureusement, dans ce monde hétérogène, la perfection unique n’existe pas ; dans un rayon de douze rues de Park Avenue, il devait y avoir vingt pièces identiques à celle-ci ; toutes, comme celles-ci, appartenant à de jeunes hommes nerveux arrivés à des postes élevés dans de jeunes industries nerveuses, elles aussi. » p.144-145

     

      Un passage… 

     

    « Au théâtre, même si elle doit parfois attendre des semaines pour obtenir des places de choix, elle trouve toujours moyen d’être condescendante à l’égard de ces exhibitions dont elle dira avec euphémisme : « Ma chère, il paraît que c’est la chose la plus osée que vous ayez jamais vue. J’espère que la police ne va pas arrêter le spectacle avant que nous ayons acheté nos billets. » Elle ne s’intéresse pas au théâtre noir, réaliste ou marginal. Comme elle dit, ce qu’elle aime c’est voir de beaux habits. » p.83

     


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  •  Avenue des Géants - Marc Dugain

    2012 - Éditions Folio

     

     

     En 3 mots… 

     

    Mère, route, tête

     

     Impressions de lecture… 

     

    De Marc Dugain j’avais lu et beaucoup aimé, il y a plusieurs années, La Malédiction d’Edgard. Dans ce livre, déjà, j’avais pu apprécier son habilité à mêler l’histoire avec un grand H à la petite histoire, romancée, d’une personne qui a réellement existé : J. Edgar Hoover, patron mythique du F.B.I. C’est aussi ce qu’il fait dans Avenue des Géants. Ici, l’auteur a choisi un individu tout aussi extraordinaire : un géant qui mesure plus de deux mètres, avec un QI largement au-dessus de la moyenne. Il s’inspire d’un des serial killers américains les plus tristement célèbres du début des années 1970 : Edmund Kemper, qu’il rebaptise Al Kenner dans le roman. Kemper a assassiné dix personnes, dont ses grands-parents qu’il abat avec un fusil alors qu’il n’a que quinze ans. Il a tué six jeunes femmes, souvent des autostoppeuses qu’il décapitait après leur exécution et dont il emportait les têtes. Il commet ses deux derniers meurtres en tuant sa propre mère et une de ses amies. Il joue ensuite aux fléchettes en utilisant la tête de sa mère pour cible et a un rapport sexuel avec son corps. Bref, un véritable film d’horreur.

     

                Marc Dugain retrace l’itinéraire, romancé je le répète, de cet esprit torturé. De son premier meurtre à l’adolescence, jusqu’à son arrestation ; en passant par l’évocation de son enfance, son séjour en hôpital psychiatrique après avoir été diagnostiqué schizophrène, ses parcours concomitants de tueur et de jeune homme ordinaire et timide. C’est par « la fin » que l’histoire commence : en prison, où Al Kenner purge une peine à perpétuité. Une femme vient le visiter, elle s’appelle Susan, elle est secrètement amoureuse du criminel depuis des années. Au milieu du livre, dans un effet de retournement un peu gratuit, l’identité de cette femme est révélée au lecteur (ainsi qu’à Al Kener d’ailleurs). Nous avons donc deux fils narratifs : le récit d’Al à la première personne, qui revient sur son parcours ; et les passages à  la troisième personne qui décrivent  les parloirs entre Kenner et Susan. J’ai trouvé ce double ancrage un peu artificiel et pas très convaincant. Loin d’apporter quelque chose d’intéressant, il fait passer le roman par des méandres convenus : les rapports ambigües entre la victime épargnée et le bourreau, le tueur monstrueux qui peut cependant inspirer de l’amour à une femme, la mécanique d’attirance-répugnance, comment l’assassin dédaigne et fuit les femmes à qui il peut plaire etc…

     

                Ces deux narrations entremêlées et qui ne sont pas équitables – le récit à la première personne représente la plus grosse partie du roman – permettent une mise en abyme elle aussi attendue : puisque Al discute avec Susan du manuscrit qu’il est en train de rédiger sur lui, sa vie, son parcours. Ces échanges sont d’ailleurs prétexte à un passage un peu didactique (p.202) en forme de réflexion sur la possibilité et la difficulté d’écrire et de lire pareil récit : que peut-on raconter et comment ? Quelle est la légitimité de l’auteur qui s’approprie l’histoire ? Est-ce malsain d’offrir une forme de postérité à ce genre de personnage ?… mais ce n’est pas pour la postérité ! Non, c’est avant tout une plongée dans l’âme humaine ! Car oui, le criminel reste un être humain qui appartient à notre « communauté »… (bon, là j’ai tout dit, plus besoin de lire le passage) ; On sent l’écrivain qui s’est posé (vite fait…) des questions et qui nous les expose (vite fait aussi, parce que bon, c’est pas un livre philosophique non plus). Ça sonne bizarre. Il n’y avait pas besoin de ça – ni de nous rappeler qu’Ed Kemper, alias Al Kenner, n’est pas un phénomène de foire, ni de nous pousser à l’imaginer dans les yeux amoureux d’une femme – pour qu’on saisisse que cet homme est un être humain, avec tout ce que cette idée comporte de sordide, d’effrayant, d’inacceptable.

     

    Car Marc Dugain maîtrise l’art du récit, il trace le décor psychologique essentiel à la construction du personnage : mère tyrannique et cruelle, père absent, sœur brutale, désamour, blocage affectif etc. Il a le mérite de raconter l’histoire sans en faire trop, sans tomber dans le sensationnalisme et compose un portrait convaincant de tueur froid. La vraie réussite du livre n’est pas là, selon moi, mais dans la toile de fond historique que l’auteur peint et utilise habilement : l’explosion du mouvement hippie en pleine guerre du Vietnam. Le contexte politique et social de l’époque offre des contrastes passionnants entre le patriotisme, le soutien apporté aux jeunes soldats qu’on envoie se battre en Indochine et les voix contestataires d’autres jeunes qui prônent la paix et pratiquent l’amour libre.

     

    Il me semble qu’il y a comme quelque chose de « raté » dans ce roman, qui m’a laissée plutôt tiède. Les dernières pages cependant m’ont happée, je n’ai pas pu arrêter ma lecture malgré l’heure tardive. Peut-être en ai-je eu simplement ma claque des récits sur les tueurs… Car, peu de temps avant, je venais de lire l’énorme pavé de Norman Mailer Le chant du bourreau. Mailer qui voulait, avec cette œuvre, faire mieux que De Sang Froid et qui selon moi (je brise le suspense…)  a échoué. Il faut le dire clairement : difficile de faire aussi bien. Ce qui ne signifie pas qu’il faut cesser d’essayer… Définitivement, mieux vaut lire Truman Capote, inventeur du genre,  indétrônable (et de loin) et, qui du haut de son immense talent, doit regarder tout ça avec un petit sourire en coin.

     

    Une phrase… 

     

    « Je revois le docteur Cadwick me disant pendant ma grossesse : « Arrêtez de vous agiter, madame Kenner, ou vous allez faire une fausse couche ! » mais si je le voyais là maintenant, je lui dirais : « Je suis la première femme à avoir fait une fausse couche menée à son terme » p.216 

     

     Un passage…

     

    «  J’ai levé la tête, aspiré par le ciel étoilé, lorsqu’un daim a surgi dans mes phares. Je n’ai pas cherché à l’éviter. Il a basculé au-dessus de moi et alors que je pensais m’en être sorti, je me suis retrouvé par terre. Tant qu’on n’a pas chuté aussi lourdement, on n’a aucune idée du poids qu’on fait vraiment. Pendant le bref instant que j’ai passé en l’air, j’ai pensé m’en sortir sans une égratignure aussi bien qu’à mourir, et les deux solutions me convenaient. La moto couchée sur la route, le phare avant m’éclairait comme une torche. J’ai vu mon bras gauche en angle droit et mon pied qui avait dévié de ma jambe. La douleur a succédé à la surprise, avivée par mon sentiment d’impuissance. Le silence est revenu et je l’ai senti fier de s’être débarrassé de moi. Mon instinct de conservation a repris le dessus et je me suis glissé jusqu’au bas-côté pour éviter de me faire écraser si par le plus grand des hasards une voiture avait l’idée d’emprunter cette route à une heure pareille. » p.252

     

     


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  • La servante écarlate – Margaret Atwood

    1985 - Robert Laffont – Pavillons poche

     

     En 3 mots…

    Matrice, chambre, passé

     

     Impressions de lecture…

                J’ai lu ce livre (ma première lecture d’une œuvre de Margaret Atwood) peu de temps après Lire Lolita à Téhéran de Azar Nafisi et je n’ai pu m’empêcher de trouver des points communs entre les deux, ce dont j’ai déjà parlé dans un précédent billet (ici). Dans cette dystopie aux accents de revendications féministes, la république de Gilead, frappée par une dénatalité galopante,  asservit les femmes fertiles, comme Defred, l’héroïne et narratrice, afin de donner des enfants aux hauts dignitaires mariés. Sur fond de fanatisme religieux et d’oppression, ces femmes se résument à leur matrice et deviennent les esclaves d’hommes qu’elles n’ont pas choisis. Chacune est dépossédée de son nom, baptisée d’un nouveau patronyme marquant son appartenance et placée dans la maison de l’homme auquel elle a été attribuée. Elle y vit aux côtés de l’épouse de ce dernier et doit se livrer régulièrement à une cérémonie d’accouplement, en présence de la dite épouse, dans l’espoir d’être fécondée et de porter la grossesse à terme. Vêtue de rouge, voilée, elle vit comme une captive dans une austérité monacale. Elle peut sortir de la maison, mais ces incursions sont contrôlées et elle est privée de toutes les libertés et de toutes les formes d’émancipation dont jouissaient auparavant les femmes. Car Defred a connu une vie semblable à la nôtre avant l’avènement de cette nouvelle société. Elle avait un mari, une petite fille, elle travaillait, pouvait dépenser son argent, lire, s’exprimer, se maquiller et circuler comme bon lui semblait.

                 Disons-le tout de suite, ce roman d’anticipation est très convaincant et profondément effrayant. Les trente ans écoulés depuis son écriture ne lui ont pas fait perdre de sa force, bien au contraire. Certains de ces thèmes sont d’actualité et pourraient très bien constituer un avenir plus ou moins proche. Effrayant par sa dimension d’anticipation mais aussi par la puissance de son écriture. L’auteur nous fait pénétrer dans les pensées et les ressentis de l’héroïne. Par exemple, quand Defred sort voilée et qu’elle se sent résumée, dans son rapport à l’autre et au monde, à un regard au champ visuel réduit, ou bien quand elle est concentrée à l’intérieur d’elle-même, guettant les prémices des menstruations qui sont signes « d’échec ». Car Defred  devient elle-même obsédée par cette idée de procréer, par ce vide à remplir (p.127-128). La réflexion sur le corps est captivante, ce corps asservi, caché, privé de sensualité. Ici, une des armes d’oppression du gouvernement, d’annihilation de l’individu, de déshumanisation,  passe par l’élimination des stimuli sensoriels (d’ailleurs Azar Nafisi évoque aussi cette privation dans Lire Lolita à Téhéran, p.286 notamment, lire le billet sur cette œuvre, ici). Au début de la cinquième partie, intitulée « Sieste », Defred s’ennuie, elle voudrait occuper ses mains, fumer une cigarette, elle voudrait être comme ces cochons dont elle a entendu dire qu’on leur donnait un ballon pour les occuper, « Je voudrais bien avoir un ballon de cochon » (p.120) pense-t-elle.

    Au-delà de l’aspect féministe et féminin, le livre est aussi une grande réflexion sur le conditionnement, l’asservissement des individus à une organisation du pouvoir et de la société. Car Defred voudrait se révolter, mais elle est aussi tentée de baisser les bras et de rentrer pleinement dans ce moule qu’on lui impose. Elle est parfois gagnée par le désespoir et l’envie d’en finir. Moïra, son amie, sert d’ailleurs de contraste, elle est celle qui a osé se libérer alors que Defred et ses autres camarades étaient en train de perdre « le goût de la liberté » (p.225). Car oui, Defred a connu autre chose et elle se sent comme « une réfugiée du passé » (p.379), la formule est évocatrice, elle est exilée, déracinée et elle ressasse ses souvenirs, sa vie d’avant.  Malgré le fait que le récit nous fasse partager l’intériorité de Defred, il y a dans tout le livre quelque chose de très cinématographique, car l’image y tient une part importante, les costumes très graphiques des servantes, les cérémonies qui sont des mises en scène, les détails visuels, les descriptions etc. Le roman a d’ailleurs été porté au cinéma, par Volker Schlöndorff en 1990 et adapté en série tv en 2017 par Bruce Miller, mais je n’ai vu ni l’un ni l’autre. Le thème de l’image, de la vue, prend une place importante dans le roman. Le Mur en est une des expressions, ce Mur en ville sur lequel sont pendus des opposants au régime, spectacle macabre qui entretient la terreur et dont pourtant Defred ne peut détacher ses yeux et qu’elle retourne voir, jour après jour.

     

                La construction est très bonne, elle invite le lecteur à assembler petit à petit le puzzle, ce qui tient notre attention en éveil et nous fait entrer pleinement dans l’histoire. Même si le rythme ne m’a pas toujours convaincue, il y a quand même des moments où on est emporté par l’envie de connaître la suite. La temporalité du récit est très intéressante, à la narration au présent, se mêlent des souvenirs et des projections. Travail sur la temporalité qui trouve son point d’orgue dans la dernière section du livre : les « notes historiques ». Ce qui est un futur pour nous, le récit de Defred raconté au présent, devient le passé d’autres personnes (qui se situent donc dans un futur encore plus éloigné pour nous). Une réalité de la marche du temps : notre présent deviendra un passé, et même un passé lointain, il constituera un jour le sujet de recherche des archéologues et historiens du futur. Cette section dissèque de manière plus didactique la structure et les principes de la république Gileadienne en lui donnant la petite patine des objets d’étude universitaire. L’histoire (avec un petit h) de Defred entre alors dans l’Histoire (avec un grand H). Le recul de l’Histoire met une certaine distance entre notre propre vie et les éléments du passé, mais cette distance semble abolie dans l’œuvre de fiction. La littérature et l’imaginaire tissent un rapport très immédiat, tant intellectuel qu’émotionnel, entre notre esprit et l’œuvre de fiction. Face à  l’Histoire, dont les drames et les horreurs semblent voués à se répéter, la littérature (porteuse de témoignages, de reconstitution, de réflexion sur l’âme humaine, d’anticipation, de nouveaux mondes possibles) ne joue-t-elle pas un rôle déterminant « si nous voulons permettre à nos formation sociales de produire des sujets capables de se donner des valeurs épanouissantes et réfléchies ? », je reprends là les mots d’Yves Citton. Citation tirée (p.231) de son formidable ouvrage  Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires ? aux éditions Amsterdam, qui démontre de manière passionnante et convaincante le pouvoir impérissable et les forces motrices des grandes œuvres littéraires.

      

     Une phrase…

    «  Nous vivions dans les brèches entre les histoires » p.99

     

     Un passage…

    «          Je pense, Dieu Bon, je ferai tout ce que Tu voudras. Maintenant que Tu m’as épargnée, je m’effacerai si c’est ce que Tu veux vraiment. Je me viderai, réellement, je deviendrai un calice. Je renoncerai à Nick, j’oublierai les autres, je cesserai de me plaindre. J’accepterai mon sort. Je me sacrifierai. Je ferai pénitence. J’abdiquerai. Je renoncerai.

    Je sais que cela ne peut pas être la bonne voie, mais c’est pourtant ce que je pense. Tout ce qu’on nous a enseigné au Centre Rouge, tout ce contre quoi j’ai résisté, revient à flots. Je ne veux pas souffrir, je ne veux pas être une danseuse, les pieds ballants, la tête, un rectangle de tissu blanc, je ne veux pas être une poupée pendue au Mur, je ne veux pas être un ange sans ailes. Je veux continuer à vivre peu importe comment. Je cède mon corps, librement, à l’usage des autres. Ils peuvent faire de moi ce qu’ils veulent. Je suis abjecte.

     

    Je ressens, pour la première fois, leur véritable pouvoir. » p.470-471

     

     

     

     

     

     


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