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La Servante écarlate de Margaret Atwood
La servante écarlate – Margaret Atwood
1985 - Robert Laffont – Pavillons poche
En 3 mots…
Matrice, chambre, passé
Impressions de lecture…
J’ai lu ce livre (ma première lecture d’une œuvre de Margaret Atwood) peu de temps après Lire Lolita à Téhéran de Azar Nafisi et je n’ai pu m’empêcher de trouver des points communs entre les deux, ce dont j’ai déjà parlé dans un précédent billet (ici). Dans cette dystopie aux accents de revendications féministes, la république de Gilead, frappée par une dénatalité galopante, asservit les femmes fertiles, comme Defred, l’héroïne et narratrice, afin de donner des enfants aux hauts dignitaires mariés. Sur fond de fanatisme religieux et d’oppression, ces femmes se résument à leur matrice et deviennent les esclaves d’hommes qu’elles n’ont pas choisis. Chacune est dépossédée de son nom, baptisée d’un nouveau patronyme marquant son appartenance et placée dans la maison de l’homme auquel elle a été attribuée. Elle y vit aux côtés de l’épouse de ce dernier et doit se livrer régulièrement à une cérémonie d’accouplement, en présence de la dite épouse, dans l’espoir d’être fécondée et de porter la grossesse à terme. Vêtue de rouge, voilée, elle vit comme une captive dans une austérité monacale. Elle peut sortir de la maison, mais ces incursions sont contrôlées et elle est privée de toutes les libertés et de toutes les formes d’émancipation dont jouissaient auparavant les femmes. Car Defred a connu une vie semblable à la nôtre avant l’avènement de cette nouvelle société. Elle avait un mari, une petite fille, elle travaillait, pouvait dépenser son argent, lire, s’exprimer, se maquiller et circuler comme bon lui semblait.
Disons-le tout de suite, ce roman d’anticipation est très convaincant et profondément effrayant. Les trente ans écoulés depuis son écriture ne lui ont pas fait perdre de sa force, bien au contraire. Certains de ces thèmes sont d’actualité et pourraient très bien constituer un avenir plus ou moins proche. Effrayant par sa dimension d’anticipation mais aussi par la puissance de son écriture. L’auteur nous fait pénétrer dans les pensées et les ressentis de l’héroïne. Par exemple, quand Defred sort voilée et qu’elle se sent résumée, dans son rapport à l’autre et au monde, à un regard au champ visuel réduit, ou bien quand elle est concentrée à l’intérieur d’elle-même, guettant les prémices des menstruations qui sont signes « d’échec ». Car Defred devient elle-même obsédée par cette idée de procréer, par ce vide à remplir (p.127-128). La réflexion sur le corps est captivante, ce corps asservi, caché, privé de sensualité. Ici, une des armes d’oppression du gouvernement, d’annihilation de l’individu, de déshumanisation, passe par l’élimination des stimuli sensoriels (d’ailleurs Azar Nafisi évoque aussi cette privation dans Lire Lolita à Téhéran, p.286 notamment, lire le billet sur cette œuvre, ici). Au début de la cinquième partie, intitulée « Sieste », Defred s’ennuie, elle voudrait occuper ses mains, fumer une cigarette, elle voudrait être comme ces cochons dont elle a entendu dire qu’on leur donnait un ballon pour les occuper, « Je voudrais bien avoir un ballon de cochon » (p.120) pense-t-elle.
Au-delà de l’aspect féministe et féminin, le livre est aussi une grande réflexion sur le conditionnement, l’asservissement des individus à une organisation du pouvoir et de la société. Car Defred voudrait se révolter, mais elle est aussi tentée de baisser les bras et de rentrer pleinement dans ce moule qu’on lui impose. Elle est parfois gagnée par le désespoir et l’envie d’en finir. Moïra, son amie, sert d’ailleurs de contraste, elle est celle qui a osé se libérer alors que Defred et ses autres camarades étaient en train de perdre « le goût de la liberté » (p.225). Car oui, Defred a connu autre chose et elle se sent comme « une réfugiée du passé » (p.379), la formule est évocatrice, elle est exilée, déracinée et elle ressasse ses souvenirs, sa vie d’avant. Malgré le fait que le récit nous fasse partager l’intériorité de Defred, il y a dans tout le livre quelque chose de très cinématographique, car l’image y tient une part importante, les costumes très graphiques des servantes, les cérémonies qui sont des mises en scène, les détails visuels, les descriptions etc. Le roman a d’ailleurs été porté au cinéma, par Volker Schlöndorff en 1990 et adapté en série tv en 2017 par Bruce Miller, mais je n’ai vu ni l’un ni l’autre. Le thème de l’image, de la vue, prend une place importante dans le roman. Le Mur en est une des expressions, ce Mur en ville sur lequel sont pendus des opposants au régime, spectacle macabre qui entretient la terreur et dont pourtant Defred ne peut détacher ses yeux et qu’elle retourne voir, jour après jour.
La construction est très bonne, elle invite le lecteur à assembler petit à petit le puzzle, ce qui tient notre attention en éveil et nous fait entrer pleinement dans l’histoire. Même si le rythme ne m’a pas toujours convaincue, il y a quand même des moments où on est emporté par l’envie de connaître la suite. La temporalité du récit est très intéressante, à la narration au présent, se mêlent des souvenirs et des projections. Travail sur la temporalité qui trouve son point d’orgue dans la dernière section du livre : les « notes historiques ». Ce qui est un futur pour nous, le récit de Defred raconté au présent, devient le passé d’autres personnes (qui se situent donc dans un futur encore plus éloigné pour nous). Une réalité de la marche du temps : notre présent deviendra un passé, et même un passé lointain, il constituera un jour le sujet de recherche des archéologues et historiens du futur. Cette section dissèque de manière plus didactique la structure et les principes de la république Gileadienne en lui donnant la petite patine des objets d’étude universitaire. L’histoire (avec un petit h) de Defred entre alors dans l’Histoire (avec un grand H). Le recul de l’Histoire met une certaine distance entre notre propre vie et les éléments du passé, mais cette distance semble abolie dans l’œuvre de fiction. La littérature et l’imaginaire tissent un rapport très immédiat, tant intellectuel qu’émotionnel, entre notre esprit et l’œuvre de fiction. Face à l’Histoire, dont les drames et les horreurs semblent voués à se répéter, la littérature (porteuse de témoignages, de reconstitution, de réflexion sur l’âme humaine, d’anticipation, de nouveaux mondes possibles) ne joue-t-elle pas un rôle déterminant « si nous voulons permettre à nos formation sociales de produire des sujets capables de se donner des valeurs épanouissantes et réfléchies ? », je reprends là les mots d’Yves Citton. Citation tirée (p.231) de son formidable ouvrage Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires ? aux éditions Amsterdam, qui démontre de manière passionnante et convaincante le pouvoir impérissable et les forces motrices des grandes œuvres littéraires.
Une phrase…
« Nous vivions dans les brèches entre les histoires » p.99
Un passage…
« Je pense, Dieu Bon, je ferai tout ce que Tu voudras. Maintenant que Tu m’as épargnée, je m’effacerai si c’est ce que Tu veux vraiment. Je me viderai, réellement, je deviendrai un calice. Je renoncerai à Nick, j’oublierai les autres, je cesserai de me plaindre. J’accepterai mon sort. Je me sacrifierai. Je ferai pénitence. J’abdiquerai. Je renoncerai.
Je sais que cela ne peut pas être la bonne voie, mais c’est pourtant ce que je pense. Tout ce qu’on nous a enseigné au Centre Rouge, tout ce contre quoi j’ai résisté, revient à flots. Je ne veux pas souffrir, je ne veux pas être une danseuse, les pieds ballants, la tête, un rectangle de tissu blanc, je ne veux pas être une poupée pendue au Mur, je ne veux pas être un ange sans ailes. Je veux continuer à vivre peu importe comment. Je cède mon corps, librement, à l’usage des autres. Ils peuvent faire de moi ce qu’ils veulent. Je suis abjecte.
Je ressens, pour la première fois, leur véritable pouvoir. » p.470-471
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